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Sabotages en mer : la guerre invisible entre l’Ukraine et la flotte russe

Cinq pétroliers, désignés par l’Ukraine comme permettant à la Russie d’écouler son pétrole malgré les sanctions, ont subi des attaques clandestines. À défaut de pouvoir reprendre l’initiative sur le terrain, les Ukrainiens rivalisent d’inventivité pour marquer les esprits.

Régis Le Sommier
Explosion spectaculaire d'un camion sur le pont de Kertch reliant la Crimée à la Russie, le 8 octobre 2022.
Explosion spectaculaire d'un camion sur le pont de Kertch reliant la Crimée à la Russie, le 8 octobre 2022. © AFP

Le 5 juin dernier, dans les colonnes du Washington Post, le journaliste David Ignatius affirmait qu’en dépit de ses déboires sur le front, l’Ukraine était entrée dans une nouvelle phase de la guerre, qu’il qualifiait selon ses propres termes de « guerre sale ». Il voulait signifier par là que Kiev mettait désormais l’accent sur les opérations clandestines d’envergure sur le territoire russe, ou ciblant les intérêts de la Fédération dans le monde, de manière à « faire sentir la guerre aux Russes », selon l’expression de Volodymyr Zelensky lui-même. Le succès de l’opération « Toile d’araignée » du 1er juin dernier contre les bombardiers stratégiques russes, en utilisant des drones transportés par camions près de bases situées à des milliers de kilomètres de l’Ukraine, est venu apporter de manière éclatante la preuve de ce changement d’orientation.

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Coups médiatiques ?

En réalité, dès l’origine du conflit en Ukraine il y a plus de trois ans, le SBU du lieutenant général Vassyl Malyouk, l’équivalent du FSB russe dont les compétences dépassent le strict territoire de l’Ukraine, et le HUR, le renseignement militaire dirigé par le charismatique général Kyrylo Boudanov, rivalisent d’audace et d’inventivité pour infliger à leur ennemi des défaites souvent plus psychologiques qu’ayant un impact sur le cours de la guerre. L’hostilité notoire des deux agences l’une envers l’autre peut se comparer à la rivalité qui a longtemps sévi aux États-Unis entre le FBI et la CIA. Ainsi, le HUR accuse régulièrement le SBU d’être infiltré par les services russes.

Le 30 mai dernier, le HUR revendiquait une attaque spectaculaire sur une base russe dans la région de Vladivostok, soit l’opération la plus éloignée des frontières de l’Ukraine jamais réalisée. Avec « Toile d’araignée » deux jours plus tard, le SBU aura démontré qu’il n’est pas en reste et surtout que les soupçons d’infiltration étaient infondés. À ce sujet, le général Malyouk s’est d’ailleurs empressé de préciser que l’opération avait été montée en dix-huit mois et que, de toute évidence, rien n’en avait filtré. Mais à part saper le moral des Russes, des actions comme les attaques répétées sur le pont de Kertch en Crimée, l’explosion d’un pont au passage d’un train dans l’oblast de Briansk, et même la destruction de quelques bombardiers stratégiques à des milliers de kilomètres de l’Ukraine n’ont aucune influence sur la conduite des opérations sur le front où, en ce mois de juillet, l’Ukraine souffre comme jamais depuis le début du conflit. Pire, cette orientation pourrait être le signe d’une fébrilité de la part de l’état-major ukrainien. En recourant à ce type d’activités qui, lorsqu’elles visent les civils, s’apparentent à du terrorisme, l’Ukraine ne cherche-t-elle pas à marquer les esprits par des coups médiatiques, à défaut d’être en mesure de reprendre l’initiative sur le terrain ?

Une armada qui comprendrait 400 navires transporteurs

Dans la panoplie des opérations auxquelles il faut s’attendre désormais, David Ignatius prédit que, selon le renseignement américain, le SBU, qui a pris le contrôle des drones navals, serait en train de concevoir une attaque de même type que « Toile d’araignée » mais en utilisant des navires commerciaux, d’où des drones partiraient pour aller frapper la flotte militaire russe. Le HUR, lui, s’est octroyé le domaine des intérêts militaires et économiques russes dans le monde, ciblant par exemple des membres de la milice Wagner au Mali, mais aussi projetant d’attaquer un navire-école russe lors d’une escale au Cap, en Afrique du Sud. Ce type d’opérations et leur caractère audacieux est vu d’un mauvais œil par les États-Unis, qui restent le principal allié et fournisseur d’armes de l’Ukraine et gardent à l’esprit que le conflit ne doit pas déborder et se transformer en une confrontation nucléaire avec la Russie.

Déjà le 14 avril 2022, lors du naufrage du croiseur lance-missiles Moskva, le navire amiral de la flotte russe en mer Noire, les militaires américains qui avaient fourni les coordonnées du navire s’étaient dits surpris et mis devant le fait accompli par l’Ukraine. Washington ne s’attendait pas à une telle audace, encore moins à ce que le Moskva finisse au fond de la mer Noire, faisant de lui le plus grand navire de guerre coulé au combat depuis la Seconde Guerre mondiale. Les Américains n’auront de cesse, dès lors, de faire en sorte que les opérations clandestines menées par Kiev se déroulent dans un cadre « acceptable ».

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Tactiques de dissimulation

Naturellement, les services ukrainiens s’intéressent depuis longtemps à celle qu’on surnomme la « flotte fantôme russe ». Cette armada mise en place pour échapper aux sanctions et continuer d’écouler le pétrole russe, comprendrait quelques 400 navires transporteurs de brut, souvent achetés sur des marchés secondaires et donc de médiocre qualité. Les Russes utilisent diverses tactiques pour les dissimuler, en exploitant les failles de la réglementation maritime mondiale. Ainsi ces navires désactivent souvent leurs transpondeurs du AIS (système d’identification automatique), ce qui complique le suivi de leur progression. Les cargaisons peuvent parfois être transférées d’un navire à l’autre en pleine mer et donc en masquer l’origine. Sans compter que dissimuler un navire ou l’origine de sa cargaison reste relativement simple dans le monde du fret international.

Pour l’avocat en droit maritime Gildas Rostain, « lorsqu’un propriétaire achète un bateau, il peut rechercher un pavillon de complaisance non blacklisté ou mis à l’index par les instances mondiales. Il le trouve facilement par exemple aux îles Vanuatu, aux îles Marshall ou Saint-Kitts dans les Antilles. Le pavillon de complaisance trouve sa source dans la codification du droit maritime au XIXe siècle. Aujourd’hui, on fait ce qu’on appelle un affrètement “coque nue”. Le bateau est donné en affrètement à une société-écran qui procède à son tour à des sous-affrètements, à un armateur via des contrats de “ship-management”, des gens dont le métier est de louer des marins. La nationalité d’origine est donc masquée ».

Le pétrole dans les cales avait été embarqué depuis le Kazakhstan

Mais les navires transportant le pétrole russe ne passent pas tous inaperçus. Ainsi, depuis le début de l’année, pas moins de cinq pétroliers opérant sous divers pavillons, mais désignés par l’Ukraine comme permettant à la Russie d’écouler son pétrole malgré les sanctions, ont été sujets à des attaques clandestines. Des experts, cités par le Financial Times, redoutent d’avoir à faire face à une véritable campagne de sabotage qui pourrait avoir des conséquences sur le fret mondial. Le dernier pétrolier visé s’appelle le Vilamoura. Le vendredi 27 juin, une explosion dans ses cales a occasionné une importante voie d’eau qui a inondé la salle des machines du navire, le laissant à la dérive pendant plusieurs jours. Contrairement aux quatre autres pétroliers attaqués, ce n’était pas cette fois l’œuvre d’une mine ventouse, mais d’une bombe probablement placée dans la cale. Le pétrolier de 180 000 tonnes a finalement été remorqué vers le sud de la Grèce et sa cargaison transbordée sur un autre pétrolier, le Petalidi.

Au large de la Libye, le pétrolier « Vilamoura » a été gravement endommagé par une explosion, le 27 juin.
Au large de la Libye, le pétrolier « Vilamoura » a été gravement endommagé par une explosion, le 27 juin. © DR

Propriété de la compagnie TMS Tankers, qui appartient au magnat grec George Economou, le Vilamoura battait pavillon des îles Marshall. Au moment de l’explosion, il transportait un million de barils de pétrole brut chargés depuis le terminal de Zueitina, en Libye. On l’avait signalé il y a quelques semaines à Oust-Louga et Novorossiisk, deux terminaux notoirement connus pour être des bases arrière de la contrebande des Russes. Pourtant, comme l’indique Le Figaro, « TMS avait été inscrite en 2022 par les autorités de Kiev sur une liste noire d’entreprises contribuant aux exportations clandestines de pétrole brut russe. Elle en avait finalement été retirée l’année suivante, grâce à l’intervention de l’Union européenne ». De même, le pétrole qu’il avait embarqué dans ses cales à Oust-Louga et Novorossiisk avait pour origine le Kazakhstan, pays qui n’est pas sous sanctions…

Des escales en Libye

Les cinq pétroliers visés avaient tous comme point commun d’avoir mouillé dans des ports russes mais, en dehors du Koala, endommagé par une explosion dans le port d’Oust-Louga, aucun de ces navires n’était sous sanction européenne. À noter aussi : quatre des navires visés ont également en commun d’avoir fait escale en Libye. Selon Martin Kelly, responsable du conseil auprès des experts en sécurité maritime EOS Risk Group, l’hypothèse d’une action d’un groupe armé libyen n’est pas à exclure. Il reste que, d’après le quotidien italien La Repubblica, la société maritime Ambey rapporte que les dernières attaques de pétroliers seraient bien l’œuvre d’un « acteur étatique ». Le compte X du HUR s’est contenté de faire écho à l’explosion du Vilamoura, sans bien sûr s’en attribuer la paternité, mais en précisant tout de même que le navire appartient bien à la flotte fantôme russe. Ce qui, à ses yeux, en fait une cible légitime.

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